Un Voyage Scientifique au Cœur des Antilles
À la fin du XVIIIe siècle, la France est en pleine tourmente révolutionnaire. Le Directoire tente de stabiliser le pays après les années de la Terreur, tandis que les tensions avec les autres puissances européennes restent vives.
Dans les Antilles, Saint-Domingue est un enjeu stratégique majeur : première colonie productrice de sucre et de café, elle est secouée par les révoltes d’esclaves initiées en 1791 et la montée en puissance de Toussaint Louverture.
C’est dans ce contexte que Pierre-Antoine Poiteau, jeune botaniste passionné, fut choisi par André Thouin, du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, pour entreprendre une mission d’exploration botanique sur l’île. Cette expédition, bien que semée d’embûches, permit d’enrichir considérablement les connaissances sur la flore tropicale.
Un départ semé d’embûches
Avant même de fouler le sol de Saint-Domingue, Pierre-Antoine Poiteau dut surmonter de nombreux obstacles administratifs et logistiques qui faillirent compromettre son expédition botanique.
- Il sollicita les instructions officielles auprès du ministre de la Marine, mais celles-ci tardèrent à lui parvenir, le laissant dans l’incertitude.
- Son financement fut rendu possible grâce à Saint-Amans, qui vendit du blé pour lui constituer un modeste pécule, lui permettant d’entreprendre son voyage.
- À Agen, un contretemps l’empêcha d’obtenir un passeport, ce qui entraîna son arrestation à Bordeaux. Heureusement, il put compter sur l’intervention du professeur Latapie, qui plaida en sa faveur et permit sa libération.
- Lorsqu’il arriva enfin à Rochefort, il découvrit avec stupeur que ni ses instructions ni sa commission ne l’y attendaient. Malgré ses relances répétées, aucun document ne lui fut remis.
Face à cette situation et déterminé à accomplir sa mission, Poiteau prit une décision audacieuse : il embarqua sans autorisation officielle à bord du Fougueux, un imposant vaisseau de ligne de 74 canons, ancré en rade devant l’île d’Aix.
Le 7 avril 1796, il quitta la France, prêt à braver l’inconnu et à consacrer son talent à l’étude de la flore tropicale. 🌿🚢
Traversée vers Saint-Domingue
Le voyage s’effectua au sein d’une division navale composée du Watigni (74 canons), vaisseau amiral des commissaires, du Fougueux, où se trouvaient Poiteau, les généraux Rochambeau et Mirdoudet, ainsi qu’un grand état-major, et de la frégate La Tortue (44 canons).

Si la traversée fut globalement calme, un coup de vent soudain vint troubler la routine à bord : en plein repas, les convives furent projetés à terre, tandis que le mât de perroquet et le mât d’hune du Fougueux se brisaient, retardant la flotte d’un jour.
Le 21 floréal (10 mai), la terre fut en vue, et le 22 floréal (11 mai 1796), deux vaisseaux anglais, postés en embuscade, prirent la fuite après avoir reconnu la flotte française.
Une arrivée mouvementée à Saint-Domingue
Lorsque Pierre-Antoine Poiteau posa enfin le pied à Saint-Domingue, son aventure botanique ne démarra pas sous les meilleurs auspices. À peine arrivé, il s’éloigna du port et s’aventura jusqu’à une savane luxuriante, captivé par la diversité des plantes qui s’offraient à lui. Pris par ses observations, il ne vit pas la nuit tomber et se retrouva seul, sans ressources, dans une ville inconnue.
Errant dans les rues sombres du Cap-Français, il finit par atteindre la porte du Gouvernement. Sans un sou pour se loger ni même manger, il trouva refuge sous un escalier, espérant y passer la nuit discrètement. Mais à peine installé, un aide de camp du commissaire Sonthonax l’aperçut malgré l’obscurité. Son air fatigué, ses vêtements usés et sa posture hésitante éveillèrent la suspicion. Poiteau tenta de s’expliquer, mais ses réponses ne suffirent pas à dissiper le doute : il fut immédiatement conduit au corps de garde, sous surveillance.
Contre toute attente, il réalisa plus tard qu’il avait eu de la chance : sa nuit en cellule fut bien plus confortable que sous l’escalier où il comptait dormir ! Le lendemain, l’officier revint l’interroger. Poiteau put enfin expliquer qui il était et quelle était sa mission scientifique. L’officier, convaincu, le libéra sur sa simple parole, puisqu’il ne possédait aucun document prouvant son identité ni aucun contact sur place pour attester de sa légitimité.
Une mission botanique malgré les obstacles
Une fois libre, Poiteau se remit immédiatement au travail, déterminé à mener à bien sa mission malgré les tensions politiques et économiques qui secouaient la colonie.
🌱 Réhabilitation du Jardin Botanique du Cap : Il entreprit de redonner vie au jardin, en multipliant les semis et plantations afin de préserver et étudier la flore tropicale.
🌿 Exploration des mornes tropicaux : Il s’enfonça dans les montagnes et forêts luxuriantes, récoltant et classifiant de nombreuses espèces encore méconnues.
📦 Trois envois de graines rares au Muséum de Paris : Ses découvertes furent expédiées en France, dont 289 espèces peu ou mal connues des botanistes de l’époque.
📜 Un herbier exceptionnel : Il constitua une collection de 1 200 plantes séchées, accompagnée de descriptions précises, à la demande du général Hédouville.

Poiteau explorant la flore de Saint Domingue en 1796 (Illustration)
C’est dans ce contexte qu’il fit la rencontre d’un jeune soldat de 19 ans, Pierre Jean François Turpin, doté d’un talent naturel pour le dessin. Leur amitié, forgée autour d’une passion commune pour la botanique, donna naissance à l’une des collaborations scientifiques les plus marquantes du XIXe siècle.
Ensemble, ils explorèrent la flore locale, notamment sur l’île de la Tortue, où ils furent hébergés par un riche propriétaire, M. Labattue. Turpin, sous l’influence de Poiteau, perfectionna son art et devint l’un des plus grands illustrateurs botaniques de son époque.
🎶 L’Incroyable Anecdote de la Clarinette
Au moment où Toussaint Louverture lançait le siège de Jacmel, une levée générale fut ordonnée au Cap-Français pour envoyer des hommes en renfort.
Poiteau, qui s’y trouvait alors, échappa de justesse à cette mobilisation… grâce à un étonnant malentendu ! Logé avec des musiciens de l’armée et pratiquant la clarinette, il fut pris pour l’un d’eux.
Par chance, la musique ne fut pas réquisitionnée pour l’expédition, lui permettant ainsi d’éviter les combats et de poursuivre ses recherches botaniques.
Une échappatoire aussi inattendue que mélodieuse ! 🎨🌿🎵
Un Départ Précipité vers les États-Unis
En 1801, la situation politique se détériora. La menace d’une nouvelle insurrection força Poiteau à quitter Saint-Domingue pour sauver ses collections. Grâce au soutien du consul américain Stevens, il embarqua pour les États-Unis, où il céda une partie de ses spécimens avant d’être rapatrié en France sous la protection du consul Pichon.
Durant son séjour aux États-Unis, il :
- Visita plusieurs jardins et serres, étudiant avec attention l’état de l’horticulture américaine.
- Passa un temps notable à Philadelphie.
- Observa la flore des provinces de la Virginie, du Maryland et de Pennsylvanie.
- Fit un détour par Mount Vernon, afin de se recueillir sur la tombe de George Washington, récemment décédé.
Retour en France et Héritage Scientifique
Poiteau rentra en 1802 à Bordeaux, dans une situation précaire. À son retour de Saint-Domingue, Poiteau se retrouva sans ressources, contraint de demander l’hospitalité auprès du jardinier du jardin botanique de Bordeaux.
Déterminé à rejoindre Paris avec ses précieuses collections botaniques, il sollicita l’aide du ministre de la Marine, espérant obtenir un soutien financier pour entreprendre son voyage.
Informé de la situation par André Thouin, le ministre Jean-Antoine Chaptal reconnut l’importance de ses découvertes et lui accorda une aide de 1 000 francs, lui permettant ainsi de poursuivre son périple vers la capitale.
Ses contributions furent rapidement reconnues :
- Un rapport officiel confirma qu’il avait rapporté 600 dessins de plantes et une documentation botanique extensive.
- Il reçut une gratification de 2 400 francs pour ses collections.
- Il proposa de retourner à Saint-Domingue, mais le contexte politique l’en empêcha.
- Il rédigea l’ébauche d’un ouvrage intitulé Florule de Saint-Domingue dont le manuscrit a été envoyé à Antoine-Laurent de Jussieu, mais ce document ne fut jamais publié.
Malgré ces obstacles, son travail botanique à Saint-Domingue fut un véritable tournant dans sa carrière, ouvrant la voie à de futures publications majeures. Ainsi, en 1807, il co-publia avec Turpin la seconde édition du Traité des Arbres Fruitiers de Duhamel du Monceau.
Conclusion
Le voyage de Pierre-Antoine Poiteau à Saint-Domingue fut une entreprise scientifique d’envergure, enrichissant considérablement la botanique tropicale.
Malgré un contexte politique instable, il parvint à constituer une collection précieuse et à nouer une collaboration déterminante avec Turpin.
Aujourd’hui encore, ses contributions et ses illustrations restent des références incontournables pour les passionnés de botanique.
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Une anecdote intrigante : les hasards de l’Histoire
Le navire Le Fougueux, qui avait transporté Poiteau à Saint-Domingue en 1796, connut une fin tragique.
Après avoir combattu lors de la célèbre bataille de Trafalgar, il fut capturé par les Britanniques avant de sombrer dans une tempête en 1805.
Son épave a été retrouvée en 2016 par une équipe de chercheurs de l’université de Cadix (Espagne).